1984 – Neuf Actualité Architecturale
« Architecture d’éveil », Neuf Actualité Architecturale, Vol. 4, 1984
Pour que l’architecture existe, pour qu’elle puisse faire partie des créations humaines de notre époque, pour qu’elle ait vraiment été créée, il faut qu’elle puisse être comparée aux plus grandes œuvres de notre temps.
Or notre époque, c’est la navette spatiale, ce sont les satellites, les stations orbitales, les ordinateurs. Pour réussir à comprendre si la création architecturale est bien celle de son temps, il faut dessiner ou imaginer à ses côtés l’objet ou la machine le plus sophistiqué du moment.
Qu’il s’agisse de fusées, d’ordinateurs, de calculatrices, d’instruments de mesure, d’avions ou de voitures, il faut que l’architecture créée soit comparable avec tous ces objets de pointe.
Il faut qu’elle “existe” et qu’elle vive à la même époque.
Il est indispensable à chaque nouvelle création architecturale que l’on sente que l’architecte a voulu créer le maillon suivant, l’« après ». Il est indispensable qu’il a assimilé totalement l’« avant », qu’il a ouvert son esprit sur son temps et qu’il a pour souhait de guider le regard et l’esprit du futur habitant vers son « après », vers un éveil vital.
Notre temps, ce sont les enfants ayant entre sept et dix ans, qui passent leur existence les yeux pleins d’éveil à contempler l’univers et à le juger à chaque instant.
Quel plus beau compliment pour un architecte qu’un enfant admirant son œuvre comme une maison de la 2.000ème année ! Seul, l’enfant d’ailleurs, peut saisir naturellement l’« après ».
Car le nombre d’heures de réflexion passée par l’architecte pour créer son œuvre, le séparent d’autant plus des futurs habitants adultes comme lui.
Certes, c’est cette réflexion qui mène l’habitant vers l’éveil.
Mais le décalage du temps entre l’architecture créée et l’architecture ressentie par l’utilisateur est souvent à l’origine de ce manque de compréhension de l’architecte, dit d’avant-garde avec son époque. C’est ce même temps qui isole les grands mouvements de peinture ou de sculpture dits avant-gardistes.
Comment, en effet, peut-il éveiller ou faire passer un message à l’un de ses semblables qui n’offre que cinq minutes de sa vie à la lecture d’une toile et fuit effaré en se demandant ce qui a bien pu être créé ?
Ce spectateur sait il le nombre d’heures de réflexion sacrifiées à cette création par le peintre ? Sait il par quelles souffrances hésitantes, le créateur à réussi à créer cette percée vers l’« après » ? Comment peut-il juger plus rapidement que le temps de création, lui qui, de plus, n’a jamais emprunté le même chemin que le créateur ?
Seul, l’enfant réussit ce raccourci dans le temps, car il se projette dans l’« après » avec son naturel puissant et son imagination précoce.
Comme il est aisé alors de comprendre que le mouvement “historiciste” de l’architecture n’existe pas, ou plutôt qu’il est né, mort de n’avoir jamais existé. Comme il paraît raisonnable alors d’expliquer que le plagiat, le pastiche, ne sont pas de la création architecturale et par là même, n’existent pas dans l’architecture contemporaine.
Il faut quand même remercier ces architectes de façades pour la liberté formelle qu’ils ont apportée à I ‘architecture !
Mais la forme seule n’est pas architecture. La placette, le balcon, les espaces dits de transition sont morts si l’architecte n’a rien à exprimer qu’un puissant rejet de l’avenir et de notre société.
La création architecturale, comme toute création, ne peut être qu’un acte d’amour.
Créer le passé par refus du présent et fuite devant l’« après » n’est pas de l’architecture mais du décor.
Que dire de ces rajeunissements de façade faits à la criée de couleur, tels des moribonds que l’on souhaiterait faire revivre en les couvrant d’habits bariolés. Ne vaut-il pas mieux étudier l’origine de leur mort et les aider à disparaître pour ne plus jamais être recréés.
Une architecture ne peut évoluer que de l’intérieur, en s’adaptant mieux aux besoins du vécu des êtres humains dans leur famille, au travail, dans les loisirs.
Ce n’est que si l’intérieur évolue par une meilleure adaptation, qu’en conséquence, I ‘extérieur, la façade va changer et le regard du promeneur pourra être attiré par cette réflexion qui mène à l’éveil.
Ainsi, dévorée par le temps manquant, la famille éclate et ne devient plus le lieu de rencontre, le point fixe de la société. Si l’architecte considère cet éclatement familial comme un risque de sécheresse du cœur et d’ensommeillement, il faut en conséquence que les plans d’habitations en tiennent compte et tout en préservant l’individualité de chacun, permettre à la famille de se réunir dans un volume commun bien adapté à ce nouveau mode de vie, laissant les enfants s’enrichir de la vie des adultes et vice-versa, tout en offrant la possibilité aux chefs de famille, les adultes en général, de s’apaiser et récupérer l’énergie nécessaire à la lutte du lendemain.
Du patriarche, chef de famille ancienne, au couple chef de famille dans laquelle femme et homme se mêlent indistinctement, quelle mutation et quel changement possible pour un plan de logement fondé cette fois sur un pouvoir binaire ! N’est-ce pas là la plus grande responsabilité de I ‘architecte et n’est-il pas vrai qu’il peut influer sur le comportement social ?
Quel heureux jour, l’habitant pourra-t-il enfin choisir son habitation entre des plans différents, suivant les modes de vie qu’il souhaite et en changer ainsi suivant son évolution.
Il ne s’agit plus de réaliser le consensus général en faisant participer des habitants incompétents pour créer de l’architecture populaire affadie ; il ne s’agit plus de demander, comme certain confrère le clame, à des « philosophes » ou « mathématiciens » ou « poètes » le type de produit architectural le mieux adapté à tous pour tomber dans le mensonge ou le pastiche. Mais au contraire, il s’agit, selon sa philosophie et sa sensibilité de créer une architecture responsable et différente car adaptée à un mode de vie particulier et cela peut-être avec I ‘aide de philosophes, de mathématiciens et de poètes, mais surtout avec le soutien pur et immense de l’enfant de la 2.000ème année.
L’Architecte acceptera-t-il une telle responsabilité ? Cet éveil différent d’un créateur à un autre, changeant selon son vécu, sa sensibilité sera-t-il assez fort pour reconnaître que c’est lui et sa solitude qui I ‘ont engendré ? Aura-t-il la puissance nécessaire pour l’adopter dans son intégralité ?
Pour l’aimer sans se cacher derrière le choix ou le désir de soi-disant coparticipants, habitants malades, incapables de donner à leur médecin la thérapie nécessaire à leur guérison ; pour le proclamer sans s’effacer derrière des groupes de penseurs d’horizons divers qui eux, certes, pourront l’aider mais sans mener, ni programmer le thème de cet éveil.
Aura-t-il cette puissance ? Mais il la lui faudra, car sinon, après ce compte à rebours de 2000 à 1900 fait pour plaire au peuple amant du trop vu et du déjà mort, il sera dans l’obligation d’imaginer des demeures suffisamment insonores et isolées les unes des autres pour enfin laisser tuer en paix, dans le silence de la non-vie, le bien malheureux peuple effaré par son futur.
Quel pouvoir ?
Est-ce un Dieu ou un homme cet architecte de l’éveil ?
Est-ce lui qui a déjà engendré sans le comprendre, ce peuple indifférent, révolté, insatisfait, irresponsable ?
Est-ce lui qui peut cette fois le guider et le mener vers l’éveil ?
Des religions judaïques à l’Islam récent, un lien à travers l’éternité réunit les religions monothéistes : « Dieu est Amour ».
Or, l’Amour est à la source de la création. “Dieu créa l’Homme et s’en mordit les doigts. Il se mordit quelques-uns de ses milliers de doigts. L’Architecte est un Dieu, mais il n’a que dix doigts ».
L’erreur n’est pas tolérable pour l’architecte. L’irresponsabilité n’est pas vivable pour lui.